Aller au contenu
Home » arrêter / réessayer (évidemment, tout ne va pas si bien)

arrêter / réessayer (évidemment, tout ne va pas si bien)

C’est une occasion pour faire un bilan — en tout cas, elle en vaut bien une autre — même s’il peut paraitre futile d’examiner les vieilles stratégies de l’avant-garde, dans un contexte global ou il semble communément admis qu’elles sont obsolètes. Les structures de l’art sont issues d’une idée moderniste de avant-garde, et, comme tout projet révolutionnaire ayant réussi (qu’il soit artistique ou politique, symboliquement cela revient au même), elles se sont institutionnalisées. L’art a t’il changé le monde? Toujours est-il que le monde a changé. Le système de l’art marche maintenant sans trop de heurts — sans être outrageusement luxueux, il reste confortable — et donc, confusément, l’art aurait encore quelque chose à perdre, même s’il tourne parfois à vide. L’avant-garde a bien du plomb dans l’aile, mais ses institutions perdurent, et c’est d’elles que nous héritons.

Nous savons ce que nous leur devons — mais pas vraiment quoi en faire.

Cherchant à redéfinir l’art et ses finalités, Rasheed Araeen écrit : Aujourd’hui, nous sommes face à deux échecs : l’échec de la lutte des classes et celui de l’avant-garde. Tous deux visaient une transformation radicale de la société. Ces échecs n’ont pas tant à voir avec la nature de leurs idées de progrès humain qu’avec les méthodologies, les stratégies et les contextes dans lesquels la lutte pour une société mondiale égalitaire a eu lieu. La stratégie de confrontation du système en vue d’y amener un changement radical — de façon à améliorer la condition du prolétariat — ou de le renverser complètement, a échoué parce qu’elle n’a pas développé de ressources matérielles alternatives qui auraient permis aux classes en lutte de s’émanciper et de se libérer de leur dépendance par rapport au travail salarié. C’est cette stratégie ratée qui paralyse aujourd’hui tout le discours de la lutte des classes, et avec lui le développement de l’art comme discours critique et productif doté de son propre pouvoir de légitimation. (Rasheed Araeen, The art of Resistance: Towards a Concept of Nominalism, in Third Text, vol. 16, Issue 4, 2002)

D’emblée, Araeen traite conjointement de l’action artistique et politique — l’art n’a jamais eu le monopole des tentatives de changer radicalement le monde. Les avant-gardes politiques ont développé des stratégies très comparables — mêmes contextes, mêmes analyses, mêmes impasses — mêmes regrets. Et là aussi apparaissent les deux mots d’ordre de l’avant-garde : faire table rase du passé / construire un monde meilleur.

Bien qu’il n’en fasse jamais mention, le communiqué final d’auto-dissolution de la Fraction Armée Rouge (RAF) est un texte qui concerne l’art : La rupture mondiale dont vient la RAF n’a pas gagné la partie, ce qui signifie que le développement destructeur et injuste n’a jusque là pas pu être renversé. Plus dur que l’erreur que nous avons faite compte pour nous le fait que nous ne voyons pas encore de réponses suffisantes pour ce développement. La RAF est issue de la rupture des dernières décennies, qui n’a certes pas pu prévoir exactement le développement du système, mais a senti la menace qui en découle. Nous savions que ce système laisserait à toujours moins de gens dans le monde la possibilité de mener une vie digne. Et nous savions que ce système veut le contrôle total des gens, de telle manière que ceux-ci se soumettent eux-mêmes aux valeurs du système, et en fassent les leurs. De cette connaissance vint notre radicalité. Pour nous, il n’y avait rien à perdre avec ce système. (Fraction Armée Rouge, pourquoi nous arrêtons, 1998)

L’un comme les autres reprennent l’affirmation devenue relativement commune de l’échec des avant-gardes à changer le monde, mais — du moins jusqu’à un certain point — tout en continuant à y croire, même s’il faut pour cela tout revoir : Nous avons besoin de nous rassembler pour atteindre ce qui a toujours été le but de l’art, réaliser l’émancipation universelle et la liberté de l’humanité (Araeen). Notre décision de terminer quelque chose est l’expression d’une recherche de nouvelles réponses. Nous savons que cette recherche nous relie à beaucoup de gens dans le monde. Il y aura encore beaucoup de discussions, jusqu’à ce que toutes les expériences produisent ensemble une image réaliste. Nous voulons être un élément de la libération commune (RAF).

Araeen n’est absolument pas un terroriste et, de fait, il n’y a aucune trace d’appel à la violence dans son texte. Cela ne l’empêche pas de réaffirmer une croyance dans le pouvoir de conception et de promotion par l’art d’un projet positif, politique, et concrètement utile — dans des termes finalement assez proches de ceux qu’utilise l’ex-Fraction Armée Rouge à propos de l’action directe.

Joseph Beuys aussi gardait un œil sur l’action politique directe. Pour lui, lancer un mouvement politique tenait aussi de l’œuvre d’art, de ce qu’il appelait la sculpture sociale. Si ses formulations sont plus prophétiques et moins classiquement marxistes que d’autres, il n’est pas le seul à avoir pensé ça. Aujourd’hui, c’est de l’ordre de l’évidence — il est naïf de penser qu’il puisse en être autrement. Mais ce n’est que provisoire, parce que tout ce qui n’est pas immédiatement détruit pourra être esthétisé et institutionnalisé plus tard.

Le projet moderniste d’autonomie de l’art et du politique n’a finalement pas échoué mais trop bien réussi — l’esthétisation du politique, y compris et surtout sous la forme du divertissement spectaculaire, reste plus que jamais la marque distinctive du fascisme. Tout ne va pas si bien, en fait, mais où est le plan B?

…et ça m’a rappelé quelquechose dans un livre de Don DeLillo disant que les terroristes sont les seuls véritables artistes qui restent, parce qu’ils sont les seuls qui soient encore capables de réellement surprendre les gens. (Laurie Anderson, in The Cultural Ambassador — piste 17, The ugly one with the jewels, 1995)

DeLillo ne dit pas exactement ça — Il y a un curieux noeud qui lie les romanciers aux terroristes. En Occident, nous devenons des effigies célèbres à mesure que nos livres perdent le pouvoir de façonner et d’agir. […] Il y a des années, je croyais qu’un romancier pouvait modifier la vie intérieure de la culture. Maintenant, les fabricants de bombes et les tueurs se sont emparés de ce territoire. Ils effectuent des raids sur la conscience humaine. Ce que faisaient les écrivains avant d’être tous annexés. (Don DeLillo, in Mao II, 1991)— mais la synthèse d’Anderson est éclairante. Elle repère le fait que l’art a toujours eu la tentation de l’action directe, violente, radicale — et que c’est réciproque.

Sur un plan symbolique, les renvois entre l’art porteur d’un projet révolutionnaire et l’activisme politique — y compris certaines de ses formes les plus radicales — sont évidents. L’art est concept et représentation, mais pas seulement : il suppose aussi une pratique, ici, maintenant, c’est à dire une expérimentation effective de ces concepts et de ces représentations dans le monde réel — à tel point que l’image change le monde, et passe de la représentation à la présence. La théorie anarchiste de la propagande par l’action suit une logique parallèle, celle du geste qui produit l’image.

Quand Beuys propose, depuis le bureau d’information de son parti pour la démocratie directe, de guider personnellement Baader + Meinhof dans la Documenta V pour qu’ ils soient ainsi réhabilités — par qui? et pourquoi? — il suggère implicitement que l’art offrirait un meilleur terrain à leur créativité. Il ferait aussi moins de dégâts. Une génération plus tard, bien après la mort de Baader, de Meinhof et d’autres, le communiqué d’auto-dissolution de la RAF semble lui donner raison. Mais entre temps, Beuys aussi est mort, la démocratie directe avec lui, et les coins de graisse de son bureau de Düsseldorf ont fini à la poubelle. Reste la mythologie.

Vu les rapports de force, et d’un point de vue strictement militaire, la Fraction Armée Rouge avait perdu d’avance. Mais, rétrospectivement, ce n’était finalement pas là qu’était l’enjeu. L’enlèvement de Schleyer est un raid sur la conscience, tout comme les actions de Beuys. Rupture, geste radical, prise de conscience… le vocabulaire des avant-gardes est celui de l’esthétique.

Araeen pourrait dire que la guérilla urbaine est issue du même terreau occidental-bourgeois que l’art moderne, une avant-garde parmi d’autres. Mais surtout, que ce qui passe pour un échec est d’abord une insatisfaction liée au manque d’efficacité immédiate, au fait de ne pas pouvoir mesurer les effets de l’art : les résultats nous critiquent (RAF). L’idée ne fonctionne pas, ou plus, ou pas vraiment —même si un public applaudit ou siffle, ce n’est toujours que du spectacle.

… finalement, le terrorisme non plus n’est pas surprenant. Il a déjà atteint ses limites en tant que stratégie de production de sens politique et de transformation sociale. Le terrorisme a changé, ses acteurs, ses principes et ses finalités ne sont plus les mêmes. Au fur et à mesure qu’il prend la forme de meurtres aveugles de masse, sa réception se déplace de la perplexité problématique au spectacle familier. Un sentiment ténu de terreur sans signification fait maintenant partie de notre quotidien — une figure de substitution pour l’insécurité généralisée sur laquelle les pouvoirs s’appuient. Si un certain terrorisme a pu avoir une sorte de proximité structurelle avec l’art, désormais il ne peut que partager le même modèle de divertissement spectaculaire.

Araeen a raison : la résistance ne suffit pas. Se contenter de résister, c’est défendre des positions existantes et que l’on sait déjà perdues. Il faudra trouver autre chose. Peu après la chute du mur de Berlin, un graffiti sur le socle d’une statue de Marx et Engels (ou était-ce Lénine?) résumait bien la situation : La prochaine fois, tout se passera mieux. Peut-être. A condition que la prochaine fois soit complètement différente.

Saurons-nous être d’ex-artistes? On peut avoir le fantasme d’un communiqué d’autodissolution de l’art (mais qui pourrait parler au nom de l’art en général?) La croyance en une figure héroïque et romantique de l’artiste comme terroriste est trop facile (laissons cela, avec d’autres prétextes, à d’autres croyants — l’administration Bush, par exemple — l’actualité est troublante). Si l’art a encore une raison d’être — autre que de produire et devenir l’image du pouvoir — ce ne sera certainement pas pour proposer un modèle d’organisation sociale idéale qui aurait forcément, à terme, une vocation institutionnelle et totalitaire.

Malgré tout, avant la récupération par l’institution et le spectacle, avant la nécessaire et inévitable dissolution, il y a un court temps de latence : un espace ou tout est possible — où tout doit être, encore, à chaque fois réinventé. Dans un monde ou le pouvoir est au mains des croyants, la possibilité de l’art n’est plus dans la construction de certitudes, mais dans une pratique critique et radicale du doute. Pour cela, il nous faudra d’abord nous contenter d’un usage nuisible de l’art : saper systématiquement les représentations sur lesquelles se fondent les systèmes de pouvoir existants, ce ne serait déjà pas si mal.

(première publication dans Livraison n°9, Faire comme si tout allait bien / 2008)

. .