En 1917, Richard Mutt achète pour 6 dollars, à la Society of Independent Artists, Inc. de New York, le droit d’être un artiste, et tente d’y exposer un urinoir intitulé Fountain. Fountain est censuré alors même qu’il n’y a pas de jury et, en signe de protestation ou de solidarité, Marcel Duchamp démissionne du comité directeur de la society, se débrouille pour faire photographier l’œuvre par Alfred Stieglitz, et publie la photo dans The Blind Man. En 2002, R. connait cette histoire, parce qu’entre temps, Fountain de Richard Mutt est devenu l’urinoir de Marcel Duchamp (photographié par Alfred Stieglitz), c’est à dire un ready-made tardif, parfaitement acceptable en tant qu’œuvre d’art. Si l’urinoir (Fountain) entre dans l’art, c’est par un (double) transfert de nom : une marginalisation de son titre au profit de la dénomination courante de l’objet (qui insiste sur sa reconnaissance comme ready-made appartenant à une catégorie d’œuvres aujourd’hui précisément définie et légitimée), et surtout un changement de nom d’auteur. Marcel Duchamp est et n’est pas Richard Mutt. Il avance masqué. Il aurait pu proposer Fountain en son nom, s’appuyant sur sa notoriété d’auteur du nu descendant un escalier, et l’urinoir aurait sans doute été exposé. Mais l’enjeu n’est pas là, l’œuvre non plus. La véritable œuvre — ratée en l’occurrence — n’est pas l’urinoir ready-made intitulé Fountain, mais l’artiste intitulé R. Mutt. R. sait que l’œuvre a un auteur, que l’artiste à un nom. Il sait que R. Mutt est de M. Duchamp, et que les ready-mades de M. Duchamp démontrent que l’art est question de revendication, de légitimation, de contexte. Mais R. Mutt n’est pas un ready-made. Ce qu’il tend à montrer est, trivialement, l’inanité des statuts de la Society of Independent Artists, Inc. (pas de jury, pour 6 dollars tout homme peut être un artiste…), et, plus généralement, qu’un nom d’artiste n’est pas un artiste mais une œuvre. Autrement dit, la proposition consiste à remplacer l’objet par un titre (urinoir nommé Fountain), l’artiste par un nom (Richard Mutt – ou Rrose Sélavy – pour M. Duchamp), et finalement l’œuvre par l’artiste. Sauf que ça ne marche pas, parce que l’art retient l’urinoir comme œuvre, et non R. Mutt. Richard Mutt existe (et R. connait cette histoire) seulement dans la mesure où il contribue à construire la légende de Duchamp comme œuvre de Marcel Duchamp. En cela, le muttisme de Marcel Duchamp est sans doute surestimé.
Étant donné que pour 6 dollars tout homme est un artiste, le silence de Marcel Duchamp serait surestimé. R. connait cette histoire là aussi, à quelques variantes près. Pourtant, si M. Duchamp rate R. Mutt, peut-être réussit-il (même involontairement) J. Beuys. En bon coyote, il contribue à la légende de Joseph Beuys comme Richard Mutt contribue à la sienne. Tout homme est un artiste et le concept élargi de l’art appartiennent à Beuys, qui extrapole de Duchamp via Fluxus ; en tant qu’humain, R. est un artiste, c’est à dire une œuvre de Beuys. Mais, si tout artiste a droit à 15 minutes de célébrité, certains plus que d’autres. Ainsi, R. sait que quand Beuys (ou Duchamp, ou Warhol, …) dessine, sculpte, installe, parle ou pèle des patates, c’est de l’art. Mais que sait Beuys (ou D. ou W.) de R.? Ce n’est pas le saint qui génère l’icône, mais l’icône qui génère le saint — qui est le saint. Pour être un artiste, Beuys (mais aussi D. et W. et R…) doit d’abord être un objet nommé. A un moment donné, tous ces objets (l’art) produisent Duchamp, qui produit Mutt, qui produit Duchamp 2, qui produit Beuys et Warhol, qui produisent R. et 6 milliards d’autres artistes potentiellement célèbres.
Seulement, Duchamp, Beuys, Warhol (comme Dieu) sont tous morts. Il reste des reliques, des histoires, et des noms. Ces noms sont des marques dans les représentations mentales de R. et des 6 milliards d’autres artistes.
En 2002, R. sort (sceptique) du Palais de Tokyo. Toutes les œuvres y sont, d’une façon ou d’une autre, signées. En remontant vers la bouche de métro, R. pense qu’effectivement tout homme est sans doute un artiste. Mais cela ne veut pas dire pour autant que toutes les œuvres sont pertinentes. D’ailleurs, un assemblage — fortuit ? — de matériaux divers (anonyme ; sans titre ; gravats, vieux meubles, machine à laver et objets non identifiés ; dimensions indéterminées ; œuvre in-situ) posé sur le trottoir du boulevard l’intéresse plus que d’autres gravats au Palais de Tokyo. Est-ce dû au contexte ? En tout cas, sans titre fait sens dans une forme compacte et particulière, parce qu’il est le résultat, à un moment et dans un lieu donnés, des forces matérielles, économiques, sociales, politiques, et en fin de compte esthétiques qui l’ont produit. R. se souvient de ce que J. Beuys disait en 1985 en regardant des éboueurs dans les rues de Madrid. Il se souvient aussi du reste de la phrase : tout homme est un artiste, qui définit les choses par lui-même. R. est un artiste, parce qu’il définit ce tas de rebuts comme forme esthétique. R. regarde le monde, en choisit des fragments particuliers — les définit. Il détermine souverainement ce qu’il regarde, (re)connait sa forme, lui donne sens.
Tout homme est un artiste parce que ce sont les regardeurs qui font les tableaux. Bien qu’il soit le seul à le savoir — il est son seul public — R. est l’auteur de son propre regard.
Depuis 1984, T. Kawamata regarde, puis assemble, des matériaux trouvés dans la rue, puis les abandonne sur place. R. le sait, parce qu’il connait les photos des Field Works. Par la photographie, K. a marqué les représentations mentales que R. utilise à présent, dans son regard sur les rebuts du boulevard Wilson (et aussi ailleurs). Le regard de R. est peut-être souverain, mais il ne vient pas de nulle part. Et ne se pose pas sur n’importe quoi. A nouveau, cela pourrait être une question de contexte: l’installation de rebuts est visible par contraste, dans un 16e arrondissement tellement propre qu’il ne devrait pas y en avoir. Les seuls gravats qui devraient y être sont ceux de la fausse friche – signée – du palais de Tokyo. Mais la question n’est pas vraiment là: R. a aussi vu / est aussi l’auteur / d’autres assemblages précaires dans des terrains vagues ou sous des bretelles d’autoroute. Même s’ils ont l’air à leur place, il les a définis. Mais il le fait d’autant plus aisément que K. (et d’autres) les lui a montrés, ou du moins lui en a montré la possibilité. Rien ne surgit du néant. Si l’assemblage est la conséquence des circonstances qui l’ont construit, sa visibilité aussi. Elle s’inscrit dans une (longue) histoire, dans un état particulier d’une culture. R. est un artiste, mais en tant que tel il est aussi l’œuvre évolutive et collective d’autres artistes, tellement multiples qu’ils en deviennent anonymes. Chaque œuvre de chaque artiste contribue, dans une relation tendue avec les autres, à l’émergence de représentations mentales – individuelles comme sociales – et de stéréotypes.
En 1967, Robert Smithson se rend dans sa ville natale, à Passaic, New Jersey, et en photographie ce qu’il définit comme ses monuments (pont: monument des directions disloquées, tuyaux: monument fontaine, bac à sable: désert,…) avec un Instamatic Kodak. R. se dit qu’il aurait peut-être dû photographier son assemblage de gravats. Parce que s’il l’a défini (via D., B., K., S., …), il est le seul à le savoir. Et si R. à pu le définir, c’est aussi parce qu’il s’appuie sur un état particulier d’une masse complexe de représentations préexistantes, que chaque œuvre contribue à (dé)former. R. Smithson savait cela, en lisant les pages culture du New York Times dans le bus qui le mène à Passaic. Il sait qu’il définit et photographie des lieux et des objets déjà présents, mais également déjà représentés. Définir ne suffit pas: encore faut-il proposer cette (re)définition. Il faut non seulement se tailler une tranche dans le gâteau du visible, mais aussi y déposer son copyright pour que l’œuvre devienne visible dans le domaine public: comme si S. (ou R.) l’avait fait, ça lui appartient, et il peut dès lors le montrer. Sans doute, les ready-mades, même aidés, appartiennent à tout le monde. Mais M. Duchamp à besoin de R. Mutt pour montrer l’objet – faire œuvre, tout en semblant éviter (en fait en insistant sur) l’incroyable prétention d’une signature trop facile. Fountain, dans la mise en abîme de ses représentations / définitions, est un écran de fumée que les monuments de Passaic dissipent: tout est déjà là. R. Mutt est un copyright d’autant plus marqué qu’il est ambigu; et les ready-mades appartiennent à tout le monde n’appartient pas à tout le monde: c’est un artiste. Tout fonctionne comme si le nom de l’auteur était la condition de l’œuvre. La fausse immortalité du copyright donne à l’artiste une illusion de contrôle sur l’éternité — mais les superstars disparaissent.
(première publication dans Livraison 2, art et anonymat, 2003)