C’est l’histoire de la fin du monde. Enfin pas vraiment la fin, disons, juste avant la fin du monde. Ceux qui auront vraiment vécu la fin du monde ne sont plus la pour la raconter, et de toute façon ils ne l’auraient probablement pas racontée puisqu’il se foutaient de tout.
Le monde arrivait sur la fin, c’était évident, même si on essayait de ne pas le voir. Tout était de plus en plus toxique. On voyait des trous ici et là, et des plantes manquaient. Des gens disparaissaient. Parfois on se rendait compte qu’ils n’étaient plus là, mais la plupart des gens qui seraient encore là ne s’y intéressaient pas, alors il n’y avait pas beaucoup d’affolement. Ils continuaient à s’occuper de leurs affaires, et pas de celles des autres.
D’autres gens avaient des amis ou des copains. Des gens qu’ils aimaient bien, avec qui ils s’entendaient bien. Typiquement, un ami viendrait te voir, il te proposerait de sortir avec lui. Faire une balade, aller boire un pot, dans un endroit qu’il connait mais ou tu n’es jamais allé. Tu ne reviendrait plus, et presque personne ne s’en rendrait compte.
Je voyais ça, et je ne disais rien. De temps en temps je donnais un coup de main pour déterrer une plante et la charger dans un camion. Quand on sortait la motte, il y avait souvent des détritus, du plastique ou du polystyrène qui venait avec la terre. On ne pouvait pas prendre ça, il fallait trier la terre et les racines, tout démèler avant de pouvoir l’emmener. Il fallait diminuer la toxicité du terreau, et c’était difficile de trouver de l’eau suffisamment propre pour le rincer. Les filtres étaient saturés. Quand c’était à peu près correct et que la plante semblait récupérable, le camion partait. Quelques personnes montaient dans la cabine, et après ça je n’avais plus jamais affaire à eux.
Ça aurait pu être ça, les signes de la fin du monde, mais en fait non. C’était ce qui restait qui s’écroulait. Pas même de façon spectaculaire : c’était un écroulement fantôme, invisible. Il y avait encore à manger, mais les aliments avaient des effets secondaires. Les choses étaient toujours pareilles à elles-mêmes, familières, rassurantes, toxiques.
Un jour, un de tes amis — qui te connait bien, et que tu croyais bien connaitre — te propose de venir avec lui et quelques autres dans le camion, de donner un coup de main pour décharger à l’autre bout. Les amis sont des extraterrestres. Rien ne les distingue des terriens, mais ils viennent d’ailleurs. Ils sont venus pour exfiltrer ceux et ce qu’ils peuvent : ils savent que la fin du monde — le nôtre — est proche.
Mais ils ne peuvent sortir que ceux des terriens qui sont encore capables d’empathie. Emmener les autres serait beaucoup trop risqué. Après tout, c’est à cause d’eux qu’arrive la fin du monde (ou disons : de la vie sur terre). Après avoir tout salopé dans ce monde-ci, par avidité et je-m’en-foutisme, ils seraient bien capables de faire la même chose dans l’autre. Les extraterrestres veulent minimiser le risque de pollution. Pourtant, ils ne peuvent pas non plus simplement rester là sans rien faire. Ce sont nos amis.
Le problème, c’est qu’ils ne peuvent pas dire à leurs copains terriens, ceux qui semblent encore avoir une capacité d’empathie, qu’ils vont les exfiltrer. Parce que, puisqu’ils sont un minimum empathiques, ils voudraient probablement emmener tout le monde avec eux, y compris leur méchante belle-mère, et peut-être même ce sale con de voisin du troisième étage (sans parler de leurs dirigeants). Il faut y aller en douceur, en secret, petit à petit, malgré l’urgence. Les kidnapper un à un, ni vu ni connu.
Tu décharges les plantes du camion, avec ton pote et ses deux ou trois autres potes. Il faut finir de les décontaminer, et les entreposer dans un espace sécurisé. Il faut aussi se décontaminer soi-même, pour ne pas disséminer de trucs toxiques. Trier le contenu de ses poches, selon des critères pas très intuitifs. Ton copain te demande de prendre une douche, ou au moins de te laver les cheveux. Il te propose le choix entre trois shampoings de couleurs différentes mais sans étiquettes, et surtout aucun autre. Tu trouves ça bien étrange, mais tu as confiance : de quoi devrais-tu te méfier ? Et oui, tes cheveux sont sales. Tu les laves. De la pièce d’à côté parviennent des exclamations joyeuses. Tu sèches tes cheveux. Tu as vu assez de films pour savoir qu’il ne faut jamais aller voir d’où viennent les bruits bizarres. Mais quand-même, tu ramasses la plante et tu passes la porte. Maintenant c’est trop tard. Tu es parti. Sans t’en rendre compte, tu as échappé à la fin du monde.
(décembre 2022)