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nivellement

Jean-Baptiste Farkas, 21 mai :

Donald JUDD
Écrits 1963-1990
Daniel Lelong éditeur / Traduit de l’américain par Annie Perez, Paris, 1991

Page 240 :
« On m’a raconté l’histoire suivante : il y avait un village qui surplombait une butte pointue ; les villageois y faisaient monter, contre paiement, les touristes qui voulaient voir le panorama. Comme ils voulaient accueillir davantage de touristes, les villageois émoussèrent un peu la pointe. Cela fonctionna bien ; alors les villageois élargirent un peu le plateau au sommet. Cela marcha encore, et davantage de touristes vinrent. Puis les villageois nivelèrent un peu plus le sommet. Bien sûr, après un certain temps, plus personne ne se présenta, car il n’y avait plus ni butte ni panorama. »

Edouard Boyer : une ode à l’élitisme? Une parabole anti-démocratisation de l’art? Plus on nivelle pour le plus grand nombre, moins il y a à voir…

Jean-Baptiste Farkas : Je voyais ça un peu différemment, mais il est vrai que ce que tu décris là, ode à l’élitisme, sied très bien à Papa Judd. Sous l’angle de la soustraction, je ressentais plutôt ceci : « extractivisme », lorsqu’on veut tout tirer d’une chose, il ne reste rien au final.

Musée des Nuages : Regarder les gens regarder les oeuvres c’est bien aussi. Beaucoup d’oeuvres sans intérêt sont des gisements d’emotion pour qui a soif d’admiration. Le paysage a ras du sol nest pas assez bien évalué et nous en crèverons.

Jean-Baptiste Farkas : Ode à la simplicité volontaire…

1. Les villageois sont des exploiteurs. Pas des idiots, non : des entrepreneurs. Le panorama ne leur appartient pas, mais ils l’exploitent et le monayent. C’est rentable, c’est même une position de monopole, et il existe une demande pour le service proposé. A partir de là, il y a deux stratégies commerciales possibles : soit on augmente les tarifs en fonction de la rareté, soit on augmente la production pour répondre à la demande (ou les deux). Apparemment, c’est la deuxième solution qui a été mise en œuvre. Economiquement, c’est une décision judicieuse et durable. Le problème de la premiere proposition est qu’elle réduit le marché à quelques très riches clients (disons : des collectionneurs), qui ne reviendront pas souvent parce que quand même, le panorama est bien joli, mais ça va un moment. Par contre, faire du chiffre dans un marché de masse — démocratisé, disons — peut être développé de façon potentiellement illimitée — disons, durable. Il y aura toujours un ou plusieurs autres touristes prêts à remplacer chacun des précedents. Les perspectives de croissance sont considérables (probablement plus encore que le panorama). Et, à priori, le point de vue ne devrait même pas s’user à l’usage.

Jean-Baptiste Farkas : (…) On devrait mettre tout cela en note sous le texte de Judd. « Qu’il s’use à l’usage » est probablement une feinte de Judd — et pour revenir au premier commentaire, je dirais que ce qu’il prône, par détour, c’est peut-être (plus que l’élitisme) la destruction d’un bien à partir du moment où on l’utilise (peur de la mort = mieux vaut ne rien utiliser pour que ça dure). Si je ne me trompe : n’est-ce pas lui, justement, qui avait emballé tous ses livres pour qu’ils ne se dégradent pas (sa fondation) ? Résultat contraire : tout a pourri.

2. En fait si, le panorama s’use : une fois utilisé, le point de vue change. On en change, du moins. La position que l’on tient à présent (quel que soit ce présent) reconfigure tous les points de vue précédents. Mais ce n’est pas tant de l’usure que de la plasticité. Les livres aussi, comme leur contenu et à peu près tout ce qui en vaut la peine, devraient s’user. Je ne connaissais pas cette histoire de livres pourris. Des livres à composter, des livres-zombies — encore quelques signes de plus avant la fin du monde.

3. Les touristes sont toxiques, mais intéressants. Ils payent pour se regarder absents. Ils viennent du panorama (qui n’en est pas encore un quand ils y sont encore), en sortent, et regardent l’endroit où ils ne sont plus. Stade du miroir : « c’est moi là-bas » ; stade du touriste : « c’est chez moi là-bas ». Un miroir vide dans lequel le touriste peut enfin se distraire de lui-même, avoir l’impression d’avoir pu se fuir lui-même : « c’est chez moi, là-bas, et je n’y suis pas — mais j’ai payé pour le voir, et maintenant tout m’appartient ». Ils sont au dessus de tout. Désormais, la seule production culturelle vraiment pertinente est celle du selfie, avec tout ce que cela implique en besoins d’infrastructure (l’accès à une butte pointue, par exemple). L’image obtenue n’est pas celle du panorama, mais une tentative de preuve d’existence : se remettre dans le panorama, mais ailleurs, autrement, mieux encore. Devant. N’importe quel décor fera l’affaire, c’est la situation unique, revendiquée et représentée comme telle, qui compte. Peu importe si des millions d’autres touristes font simultanément exactement la même chose au même endroit, ça fonctionnera quand même pour chacun d’entre nous.

4. Toute position élevée génère la perspective du patron. Du suveillant. Du pouvoir (ou au moins de son représentant). Regarder de haut est un privilège de classe (ou de fonction). Dénoncer la vulgarité qui consiste à démocratiser ce point de vue surplombant n’est qu’une tentative pathétique de maintenir son privilège (rester seul au dessus de tout ça — entendre : au dessus des autres humains, inférieurs). Etre un artiste riche et célèbre aide à atteindre et conserver cette position (et il faut bien faire ce qu’il faut pour le devenir). De toute façon, l’art lui-même est surtout une machine à panorama, c’est à dire à vision du monde. Donald Judd est un touriste de première classe, mais un villageois discutable. En tant que patron de sa propre entreprise artistique, il a choisi le modèle économique de la rareté. Il aurait pu choisir l’autre modèle, et devenir un prospère industriel de l’ameublement ou du transport de fret. On fabrique des millions de tables basses et de conteneurs, on pourrait tout aussi bien fabriquer des millions de sculptures de Donald Judd — et s’il avait fait ça, je serais en train de rédiger un bon de livraison à la place de ce commentaire. De sa part, c’est donc la moindre des choses que de défendre et d’incarner un modèle économique qui légitime aussi son pouvoir d’artiste. Mais, évidemment, tout pouvoir n’est essentiellement qu’une cible à abattre.

5. Il n’y a besoin ni de butte ni de panorama pour que les touristes viennent. Il suffit qu’il y en ait eu une, et qu’on puisse construire une marque (ou, tout aussi bien, une signature) sur un récit valant légende à partir de sa (supposée) présence passée. C’est au principe même de toute fable, de toute légende, de toute origine. Comment y aurait-il tant de touristes entassés autour de quelques vagues cailloux approximatifs si ce n’est par le mythe de quelque chose qui aurait pu y avoir lieu — Troie, Rome, Jérusalem ou l’Atlantide. Massacres et divertissements, des prétextes qui suffisent, bien autre chose que de la configuration spatiale. Tous les mythes sont des mythes des origines, et ils sont encore plus forts quand leurs traces physiques disparaissent. Et toute fable (y compris celle de Judd) se déroule selon un agenda précis : l’histoire n’a aucune autre raison d’être que de crédibiliser la morale implicite de sa chute. Elle n’a pas besoin d’être précise ou vraie : une fable n’a rien de documentaire. C’est un récit d’autorité, qui ne tient que dans une boucle autoréférentielle. En cela, elle ne démontre jamais rien. Il y a un agenda derrière la construction apparemment cohérente de l’histoire — et une faille dans sa conclusion. Le fait d’insérer « bien sûr, après un certain temps… » est un marqueur assez évident de cette faille logique : le nivellement de la butte n’implique pas la fin de la présentation — et encore moins la fin de la présentation des touristes. D’ailleurs, les touristes ne se présentent pas : ils s’imposent et se représentent.

6. Une idée n’a de sens que quand elle est socialement reprise et adaptée (même quand elle n’est pas forcément très bonne). Un concept marketing est quant à lui voué à être dupliqué ou au moins imité. C’est de l’art, puisque : selon les grecs (ceux de l’origine de l’art) l’art est imitation de la nature ; selon la doxa du capitalisme tardif (dans lequel l’art prend désormais place), la nature est l’économie de marché. Poutant, les brevets et les copyrights ne protègent pas tout : le paysage (sinon le panorama) appartient à tout le monde — il implique déjà une forme de représentation interprétée, et donc un potentiel auteur particulier — en attendant de devenir un standard, puis un stéréotype. Ce que les villageois monnayent, c’est le point de vue — ou plus exactement l’accès au point de vue, mais ça revient finalement au même : qui désigne la place du spectateur désigne aussi son point de vue. La possibilité du point de vue, est la possibilité pour le voyeur de devenir un sujet puissant. Le paysage en lui-même est très secondaire, la spécificité du point de vue aussi : c’est son exercice qui compte. Il suffit d’avoir accès à un point de vue, quel qu’il soit. Mais les positions dominantes n’ont qu’un temps. La concurrence s’installe tout autour. Les villages voisins, sur leurs territoires plats, construisent des miradors. Mécaniquement, ils offrent aussi une vue intéressante de la butte (ou de ce qu’il en reste, peu importe : une vue dégagée sur le parking vaut bien celle sur la toute nouvelle ZAC). Petit à petit, la zone visible, surveillée, s’agrandit. On donne à voir. On découpe des parts dans le grand gateau du visible. On y inscrit des messages. S’il y a point de vue, il y a forcément un écran qui remplace natuellement la présentation par la représentation : point de vue = perspective = image = fiction.

7. Noun : king of the hill (plural — i.e. massification & democratization — kings of the hill)

(uncountable) A children’s game in which one player stands on top of a hill or other location atop an incline, and attempts to repel other players whose goal is to capture his position.

(idiomatic, by extension) A person who has achieved a measure of success and is considered to be a leader in his field. source : https://en.wiktionary.org/wiki/king_of_the_hill

8. Musée des Nuages à raison : le point de vue au ras du sol est sous-estimé (et celui depuis le sous-sol est réduit). Horizon limite, pas de perspective. Plat, jusqu’à la disparition de la surface, un plan en attente d’une une élévation. Une géométrie concrète à explorer, dans laquelle on pourrait effectivement, matériellement, tenter de s’insérer. Ou, au moins, dans laquelle un rapport physique serait encore possible. Mmm. Représentation de la sensation ? Alors, ce n’est plus vraiment un point de vue — plutôt un point (ou une surface) de contact. Une possibilité, peut-être radicale. Ceci dit, avec un pseudo comme celui-là, on pourrait penser qu’il s’agit, depuis le sol, de regarder vers le haut, vers les éventuels nuages — mais là, ça devient autre chose : le ciel n’est jamais un panorama. Un paysage se regarde (et se définit) depuis le haut, vers le bas. C’est toujours une tentative de contrôle de ce qu’on ne peut pas complètement comprendre. L’inversion est métaphysique, et devrait être incontrolable.

3.1. Ce que l’érosion de la butte menace n’est pas seulement le privilège de classe du collectionneur, mais aussi la singularité exemplaire de la figure de l’artiste. Self as subject, self-oriented art. C’est l’attitude de Caspar David Friedrich, le téléphone et les vêtements techniques en plus (OPTIMISEZ VOTRE ÉQUIPEMENT. OPTIMISEZ CHAQUE AVENTURE) source : https://www.gore-tex.fr

9. Ce qui semble être un problème n’en est en fait pas un. Niveller, c’est aussi nier l’aliénation, saper le pouvoir, détruire toute hiérarchie — une solution possible, mais l’expérience physique, arrivée à un certain point de tension, se dissocie parfois (comme ici ?) des schémas structurels. Niveller, donc. Puis creuser. Equipements. Croissance, développement. Nouvelle idée, nouvelle expérience : bien verticale.

10. Du fond du trou, on peut aussi se demander : mais qu’est-ce qui a été détruit, ou a simplement disparu, au juste ? Le paysage ? le panorama ? L’objet, le sujet lui-même ou juste le point de vue ? En fait, l’attrait du paysage n’est pas vraiment celui du contrôle, même si on le déguise comme ça, pour satisfaire nos besoins d’idéologie géométrique. Il ne s’agit pas de dominer, mais de s’extraire. Le point de vue permet de mesurer une possible distance — il n’y a pas de vue possible sans un minimum de distance = il n’y a plus de sujet possible dans l’intégration. On s’en sort, au moins provisoirement. Sinon une fuite, c’est au moins une pause, une respiration. A peine un effacement du phénomène visuel, pas de l’histoire devenue mythe : ici, il y a eu un panorama extraordinaire. Et ça suffira, pour l’usage qu’on en a.

juillet 2020 / première publication en commentaires du post de Jean-Baptiste Farkas : https://www.facebook.com/jeanbaptiste.farkas