En 1971, Jannis Kounellis écrit son nom en lettres de feu. C’est une oeuvre étrange, qui s’appuie en partie sur une des propriétés du readymade selon laquelle la signature peut définir l’oeuvre comme art – et ainsi l’inscrire dans l’histoire (de l’art). Dans le cas général, cela ne suffit pas : encore faut-il que le signataire soit un artiste, ce qui ne semble pas poser de problème dans le cas de Kounellis. Pourtant la croyance dans le pouvoir d’artification de la signature est encore plus forte chez les exclus du monde de l’art : les peintres du dimanche signent ostensiblement. Et ça ne suffit pas. Et d’ailleurs les peintres du dimanche n’assument jamais leurs readymades en tant que tels (alors qu’ils sont à peine aidés).
L’oeuvre sans titre de Kounellis est et n’est pas un readymade. C’est un assemblage de becs de gaz allumés qui forme les lettres du nom de l’artiste, le résultat d’un geste d’une incroyable présomption consistant à inscrire ce nom dans l’histoire de l’art (Kounellis se dit peintre – mais un peintre dans une époque où « les conditions historiques et idéologiques rendent les tableaux impossibles »), et c’est aussi l’acceptation de sa fragilité : ce nom n’est lisible que tant qu’il y aura du gaz dans la bouteille, ou que le bâtiment – le musée, l’art lui-même, dans lequel il est situé – n’aura pas brûlé. Il écrit son nom : il assume une identité instable dans un contexte douteux.
Bien des années plus tard, R. renouvelle son passeport. La procédure réclame la création d’images, et des signatures. En quoi une photographie d’identité différerait-elle d’un autoportrait? Et la signature d’une signature? Sur le formulaire, R. écrit son nom sous son image. Il demande – à l’institution, au pays, au pouvoir – au monde de reconnaître son existence visible, nommée, identifiée.
En novembre 2005, X. traverse le parking en bas de chez lui, s’approche d’une voiture, et y met le feu. La tentation épique existe – celle qui me ferait dire que j’écris sur fond d’émeutes. Mais non, tout est à peu près normal, malgré l’instauration officiel d’une sorte d’état d’urgence subliminal (ce discours là ne sert qu’à jouer à se faire peur). Que font les X. avec leurs voitures en feu? Ils tentent d’exister, c’est à dire de s’inscrire dans l’économie du spectacle. Comme le dit Kool Shen : « Est-ce que brûler des voitures et des écoles, c’est la solution? Certainement pas, mais ça a l’air d’être la seule. » X écrit son nom. Seulement, X n’a pas de nom : au mieux, il porte de façon générique celui de son quartier, un nom qui se dissout dans une série de catégories readymade.
En 2002, Ultralab dépose le nom de Matthew Barney. Barney semble bien aimer les voitures, les hybrides, les identités ambiguës. Mais ce n’est pas ça qui ressort de l’action d’Ultralab. Barney est aussi un ancien sportif, et le mari de Bjork (et un artiste à succès). Un nom « à forte valeur ajoutée » : une signature. Le logo de Mattew Barney™ (qui appartient à Ultralab™) fait penser à celui d’une entreprise disons… pharmaceutique ? L’opium du peuple ? Trop facile, sans doute. Mais en tout cas il démontre quelque chose qui était déjà évident , bien que l’art préfère ne pas le voir : la signature est une marque, qu’il n’y a plus qu’à déposer.
X. porte des chaussures Nike. Peut-être qu’il se reconnaît dans les slogans de la marque : « Fais-le ». Ou encore : « le foot rend insignifiante toute autre forme d’art ». Mais X n’est pas un footballeur. Tout se passe comme s’il croyait, faute de mieux, que brûler des voitures rend insignifiante toute autre forme d’art. Ce n’est pas forcément complètement absurde, même si le vocabulaire et les catégories théoriques n’en sont pas forcément celles de l’art. Quoique… qu’est-ce qui les différencie, fondamentalement ? Une signature qui affirmerait, revendiquerait, un champ de référence dans la classification des activités visibles. Le logo de Nike sur ses chaussures est un autre signe, un autre ersatz, une identité de substitution. Mais comme tout le monde en a (ou en veut), ça ne suffit pas à rendre X visible. X ne se pose peut-être pas la question. Simplement, dans l’espace social qui lui a été assigné, il fait.
En 2000, Jean-Baptiste Farkas fonde Ikhéa©, entreprise d’art prestataire, dont un des services est l’annulation d’espace. La référence à une certaine marque de meubles est transparente, et évidemment délibérée. Dans les magasins Ikea, on peut visiter des expositions, chacune constituant une proposition non seulement d’esthétique de vie, mais aussi d’espace désignant une identité socio-économique : l’étudiant disposant de 25 m2 et d’un petit budget, la famille avec trois enfants et une habitation secondaire… Ikéa tend à ses clients un miroir fragmenté en catégories calibrées ou chacun est censé se reconnaître, à sa place. A l’inverse, Ikhéa – l’entreprise de la faute – brouille ces catégories en supprimant des m2 . Quelle classe sociale pourrait-on définir à partir d’une baignoire partiellement et volontairement condamnée ? Dans des espaces tordus, les identités deviennent à nouveau instables, tendues. Ikhéa désigne, puis subvertit une organisation de signes à la fois discrète et dominante, qui fait que si l’on ne peut pas justifier son statut par une appartenance à une portion de territoire privé, il ne reste plus qu’à disparaître dans l’espace public : pas de nom, pas de visage.
En 1981, Jean-Michel Basquiat était jeune, noir, peintre, toxicomane et bientôt mort. Il n’écrivait pas son nom, mais celui de Hank Aaron, comme si c’était le sien : Aaron©. Qu’est-ce qui fait la différence d’avec un adolescent qui écrit le nom de son sportif ou de son chanteur préférés sur son sac d’école? Deux mouvements, en apparence contradictoires : d’une part le © qui, comme le ™ d’Ultralab, transforme un nom propre en marque, puis en produit de consommation appropriable. Et, d’autre part, le fait que tout cela soit transféré dans le monde de l’art. Aaron© est et n’est pas un readymade. C’est un objet nominal trouvé, choisi, signé à la main par l’écriture particulière de Basquiat. Ostensiblement, Basquiat désigne Aaron© non plus comme une personne physique, mais comme une catégorie disponible : « Famous negro athletes. No mundane options. » Mais tout le monde ne peut pas être un grand sportif, pour cela il faut au minimum être admis comme artiste. La plupart du temps, on reste invisible.
Stephen Gill photographie les invisibles. Cette fois, les invisibles portent des vêtements oranges, fluorescents, ce sont des ouvriers intervenant dans des endroits fréquentés où la circulation peut être dangereuse. Leurs vêtements, en les signalant, les réduit à leur fonction, à des éléments parmi d’autres dans le mobilier urbain, qu’il faut éviter de heurter (ça pourrait abîmer la voiture). En tant que personnes, les invisibles n’existent pas.
R. existe, son nouveau passeport le prouve. Il regarde le petit livret, les illustrations, la photographie – son image avec son nom en légende, en titre – les signatures : la sienne, et celle de l’officier de l’autorité compétente. Un passeport est un espace de consensus d’où, comme dans tout espace de consensus, la démocratie est absente. La double signature se porte garante de ce que R a un nom, une image – et que les images disent la vérité, même si on sait bien que ce n’est jamais comme ça.
Alors, que nous reste-t’il ? Onze ans après avoir écrit son nom en lettres de feu, Kounellis finit un texte par une ligne qui résume assez bien ce vers quoi l’art pourrait tendre, c’est à dire ce qu’il n’atteindra jamais : « La chose juste, l’idéologie, le paysage, aucune trahison ». N’importe qui écrira son nom – ça n’aura plus tellement d’importance. Dans l’économie du sport, de l’art, du spectaculaire, les noms sont des readymades curieusement interchangeables. Il en faut un à mettre avec l’image, mais n’importe lequel fera l’affaire : ce qui compte, c’est qu’il y en ait peu (les autres sont des copies). Mais les choses justes sont toujours aussi indéfinissables, en dépit de tous les ™, et de tous les © d’auteurs. Si l’art peut encore avoir un sens dans et face à cette économie du visible, ce ne sera qu’en négatif, en creusant dans l’expérience invisible de l’idéologie et du paysage.
(publié dans Scènes n°29, Bruxelles, septembre 2010)